La fontaine magique

Cette histoire se déroule il y a très longtemps, au temps où la population guyanaise comptait en tout et pour tout trois couples, trois frères et leurs jeunes épouses, tous d’une incroyable beauté.
Leur peau était couleur d’ébène, leurs traits fins et délicats et leurs cheveux noirs et lisses.
Ils vivaient paisiblement, chassant, pêchant, indifférents aux moqueries des nains de la forêt les Masquililis. Pour ces nains rusés et moqueurs, le bonheur des autres était une chose insupportable et ils essayaient toujours d’y mettre fin.

Un jour le roi des Masquililis, se présenta à nos jeunes Guyanais et se leur parla d’une fontaine magique tout là-bas dans la montagne.
« Quiconque s’y plongera prendra la couleur du lait de coco, expliqua-t-il.
- La couleur du lait de coco ? reprirent en chœur les trois frères et leurs épouses. Mais pourquoi changer de couleur de peau ? Quel intérêt pourrait-il bien y avoir à être blanc ? »
Les commentaires allaient bon train.
« Écoutez-moi bien, dit l’affreux nain, prenant une voix aussi douce qu’il le put, les choses vont se compliquer, se compliquer encore et, si incroyable que cela puisse nous sembler aujourd’hui, la peau blanche sera un jour considérée par tous comme étant la plus belle. Cette fontaine magique, sans doute éphémère, est un signe du ciel, pourquoi ne pas tenter votre chance tant qu’il en est encore temps ? »
Les jeunes gens étaient perplexes et bien incapables de prendre une décision.
« Auriez-vous peur ? » dit encore le Masquilili, d’un ton provocateur, avant de disparaître mystérieusement, laissant les jeunes gens à leurs hésitations.

L’épouse du cadet, plus hardie que les autres, ou plus curieuse peut-être, déclara :
« Moi, j’ai bien envie d’essayer. »

A ces mots le roi des Masquililis apparut à nouveau et lui proposa de l’escorter jusqu’au lieu-dit. Son jeune époux, inquiet de la savoir seule avec ce nain, décida de l’accompagner. Ainsi fut fait. Par-delà la forêt, de l’autre côté de la montagne, ils trouvèrent bel et bien une fontaine.

A peine étaient-ils arrivés que la jeune femme, sans plus réfléchir, plongeait dans l’eau claire, aussitôt imitée par son mari. Les prédictions du Masquilili se révélèrent vraies.
Leur peau prit la couleur du lait de coco, leurs cheveux blondirent, leurs yeux se mirent à ressembler au ciel d’été.
Émerveillés de cette apparence nouvelle, ils sautaient de joie, parlant de leurs futurs enfants blonds aux yeux bleus comme eux. Tout à leur bonheur, ils ne s’étaient même pas rendu compte que le nain avait disparu. Ils le cherchèrent pour le remercier, mais sans succès. Ils s’étaient à peine éloignés qu’ils virent arriver le second frère et son épouse.

Ces derniers, stupéfaits et émerveillés par la transformation des deux plus jeunes, décidèrent d’aller se tremper sur-le-champ.
Hélas pour eux, la fontaine s’étant subitement tarie, ils ne trouvèrent qu’un peu d’eau mêlée à de la vase. Ils eurent beau frotter et frotter encore, leurs cheveux restèrent noirs et lisses, c’est à peine s’ils réussirent à éclaircir un peu la couleur de leur peau.
De leur union naquit le peuple indien.

Quand l’aîné arriva accompagné de son épouse, il ne restait que quelques malheureuses gouttes d’eau, tout juste de quoi changer la couleur de la plante de leurs pieds et celle de la paume de leurs mains.
Celui-ci se sentant lésé, entra alors dans une violente colère, reprochant à ses frères et à leurs épouses de ne pas l’avoir attendu.

C’est le moment précis que choisit le roi des Masquililis pour apparaître une troisième fois. Le jeune homme se mit en colère contre le nain. Celui-ci lui répondit.
« C’est bien fait pour toi, tu n’avais qu’à te décider plus vite ; laid tu étais, laid tu resteras. »

Furieux, le jeune homme bondit sur le Masquilili,. Mais malgré sa petite taille le Masquilili n’eut aucune peine à le faire tomber par terre. Celui-ci n’avait pas eu le temps de se relever que déjà le nain lui tirait les cheveux rageusement. Ses doigts velus brûlaient comme des fers rouges, et à leur contact, les cheveux du malheureux devinrent tout crépus.
La scène se déroula avec une rapidité stupéfiante. Avant même que les deux frères n’aient eu le temps d’intervenir, l’affreux nain avait disparu.

Le roi des Masquililis était bel et bien parvenu à ses fins car à partir de ce jour les jeunes gens passèrent leur temps à se chamailler, chacun rendant l’autre responsable de ce qui lui était arrivé.
On eût dit que la beauté des lieux leur était devenue étrangère.

Si l’on apprend aujourd’hui aux enfants des écoles que les Guyanais sont un peuple de métis, né de l’union de Noirs descendant d’esclaves fugitifs et de colons blancs, les indigènes, eux, savent bien qu’il n’en est rien.
Sans le roi des Masquililis leur peau serait encore couleur d’ébène et leurs cheveux seraient noirs et lisses.

Retour